Regard sur le rapport "Time for Trust" de PwC (octobre 2020)
Le cabinet de conseil PwC a publié il y a quelques jours un rapport d’analyse intitulé « Time for trust »[1], dont l’objectif est d’explorer comment la technologie blockchain va impacter l’économie et le business à échéance 2030. L’intérêt des études prospectives est de dessiner des lignes de forces, des grandes tendances. À ce titre, ce rapport est particulièrement intéressant en ce qu’il s’éloigne des discours idéologiques des aficionados comme des anti blockchain, pour s’intéresser aux usages, les chiffrer et les inscrire dans une dynamique. Trois éléments semblent particulièrement intéressants à souligner.
Une ampleur notable
C’est tout d’abord l’ampleur de l’impact qui est frappant : PwC l’évalue à 1760 milliards d’USD supplémentaires pour le PIB mondial à échéance 2030. Pour donner un ordre de grandeur, c’est le PIB 2018 de la Russie ou du Canada, au dixième rang mondial. Pour mieux comprendre ce chiffre, il faut se pencher sur le deuxième élément frappant de ce rapport.
Pour quels usages ?
PwC voit le principal gisement de valeur lié à la technologie blockchain dans la traçabilité et l’origine des biens, qui seraient à l’origine de près de 55% de la valeur créée sur le PIB (soit 960 milliards USD). Les paiements arrivent en seconde position, avec moitié moins de valeur créée (24,5% à 433 milliards USD). En troisième position, on trouve la gestion des identités. Ceci correspond à l’idée qui a prévalu à la création de Tilkal depuis 2016 : blockchain a un apport très important pour la traçabilité de chaines d’approvisionnement, et c’est même probablement le cas d’usage majeur d’ici à 2030.
Mais l’ordre de grandeur du gain estimé de la traçabilité des biens pour le PIB mondial (près de 1000 milliards USD) est-il plausible ? Pour le mettre en perspective, il est intéressant de le comparer à des estimations de pertes induites par le manque de traçabilité pour le commerce mondial : le commerce illicite est évalué actuellement par différents organismes internationaux entre 1000 et 2000 milliards USD, avec une croissance annuelle à deux chiffres. Ainsi, le gain lié à la traçabilité évalué par PwC pour 2030 correspondrait finalement à la fourchette basse de la valeur des dysfonctionnements liés à l’absence de traçabilité en 2020.
Les pays bénéficiaires de blockchain
Pour analyser les bénéficiaires, il est naturel de comparer la part estimée des gains et leur part de PIB mondial. Tous usages confondus, les principaux bénéficiaires en volume sont la Chine (25%) et les États-Unis (23%). Pour les États-Unis, cela fait sens puisqu’ils représentent en gros 24,2% du PIB mondial. Pour la Chine, c’est plus étonnant, cette dernière représentant 15,8% du PIB mondial : pourtant ce bénéfice accru pour la Chine, supérieur à sa part de PIB mondial, est cohérent avec sa stratégie technologique. Si l’on regarde les acteurs européens, le gain de PIB estimé pour la France (3,3% du total) est légèrement supérieur à sa part du PIB mondial, alors que le gain pour l’Allemagne (5,4% du total) est 20% supérieur à sa part de PIB mondial (4,7%).
Si l’on concentre l’analyse sur l’usage lié à la traçabilité, on retrouve peu ou prou les mêmes ratios de gain sur PIB, à deux exceptions près. D’une part, les États-Unis dont les gains « blockchain et traçabilité » sont très inférieurs à leur part de PIB (-37%). D’autre part, l’Allemagne dont les gains sur la traçabilité seule sont encore augmentés, à +30% par rapport à sa part de PIB mondial.
Articulation de l’industrie et du numérique
Quelques éléments permettent de mettre ces gains sur « blockchain et traçabilité » en perspective de différentes stratégies industrielles.
Tout d’abord, la part de la Chine est sans surprise. Elle reflète une stratégie qui désigne clairement la 5G, l’intelligence artificielle et blockchain comme les trois technologies pour lesquelles un leadership mondial est recherché. Or sur blockchain, le gouvernement chinois exclut largement ce qui concerne les crypto-monnaies. C’est donc plutôt vers le lien avec le développement des Nouvelles Routes de la Soie[2] qu’il faut voir la cohérence : blockchain apparaît comme la colonne vertébrale « data », notamment au travers de la Belt and Road Initiative Blockchain Alliance (BRIBA) créée en 2019. A l’évidence gérer la traçabilité, donc les données d’échange, des filières industrielles mondiales permettrait d’assurer un contrôle de fait de ces filières.
A l’inverse, le décrochage des États-Unis est difficile à expliquer sans données complémentaires. Cependant, la dynamique de rattrapage est peut-être déjà en marche : les initiatives récentes de la FDA sur la traçabilité dans le cadre du FSMA tendent à le suggérer, au moins dans l’agroalimentaire. En outre, il est visible que certains acteurs informatiques US se positionnent sur la traçabilité, notamment en Europe : cette proactivité de « Big Tech » est pour le coup cohérente par rapport à la répartition géographique des gains attendus.
L’impact augmenté pour l’Allemagne est en cohérence avec sa stratégie autour de l’industrie 4.0. La traçabilité, avec blockchain comme support, permet finalement de valoriser cette articulation de l’industrie et du numérique, en améliorant le contrôle des flux et leur fluidité, tout en répondant à l’exigence croissante de transparence réelle.
En France, l’ambition définie par Bruno Le Maire en avril 2019[3] est bien de bénéficier du potentiel de blockchain, voire de bâtir une « blockchain nation ». Cette ambition est souvent comprise à travers le seul prisme des crypto-monnaies. Or si l’on en croit l’étude de PwC, ceci passe en fait surtout par son application aux enjeux de traçabilité. C’est dans l’articulation de blockchain au service des industriels à travers la traçabilité que se trouve la plus grande opportunité de développement économique. Il y a là un formidable potentiel de croissance pour les industriels français qui s’en saisissent, en valeur et en différenciation.
Un article de Matthieu Hug, cofondateur et CEO de Tilkal
[1] https://www.pwc.com/TimeForTrust